Cadavres d'Asile

Cadavre exquis ?

Le mode de fonctionnement d'une nouvelle en cadavre exquis à l'Asile est très simple. D'abord, une phrase est donnée au premier auteur. Celui-ci, pond un texte d'une grandeur relative et l'envoie ensuite au coordonnateur du cadavre exquis. Celui-ci prend la dernière phrase du texte pondu, et l'envoie au prochain auteur qui, n'ayant pas conscience de ce qui a été fait, va poursuivre le récit en ne se basant que sur la phrase. Et ainsi de suite jusqu'à la fin de temps.

Un cadavre exquis est pondu à chaque numéro.

[02] . [03]

samedi 18 septembre 2010

[03]

Cadavre exquis regroupant les auteurs du numéro 03 d'Asile.

Soit, en ordre :


Shamane

Ariane Gélinas

Étienne Groleau

Martin Lessard

Pat Isabelle


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Eaux pour haut


Dans la bassine de liquide amniotique, son souffle est bref. Mon œil hagard. Dur de le reconnaître ainsi accoutrer. Cette espèce de transe inquiétante qui me fige, à force de fixer le dispositif aqueux qui assure la survie de mon époux.

Flottant mou comme un poisson mort auquel on aurait fixé quelques électrodes pour une expérience quelconque, je me demande si c’est encore lui qui est là. Il semble si irréel, avec sa peau diaphane – qui était autrefois d’un beau brun doré comme celle de tous les Sud-Américains. Je fouille dans la poche de ma tunique. Il y a encore la capsule d’enregistrement qu’on m’avait fait parvenir en express de New-Havana. À part ce corps gélatineux, aux fluctuations cérébrales si basses qu’on pourrait le croire en pleine photosynthèse, c’est tout ce qu’il me reste de lui. Ça, et l’autre.

Mon pouce presse la petite clé ronde et l’hologramme démarre instantanément, rejouant pour la unième fois son message.

Vendredi 18 juillet 3022 :

— Joyeux anniversaire, mi amor !

Je plonge mon regard dans ses grands yeux noisette, occultés par le décor ambiant de l’hôpital. Une boule d’émotions contradictoires se forme dans ma gorge. L’esprit embué, écoutant à peine le message que je connais par cœur. Je distingue son uniforme de coureur et les multiples sigles de ses commanditaires.

Il a enregistré ce message la première journée des essais, pour nous réconcilier. Il s’est classé premier cette journée-là. Aux nouvelles, alors que le Fuego venait tout juste de se poser sur la piste d’atterrissage, il a crié à qui veut l’entendre que cet exploit lunaire était pour nous deux. Moi, je rongeais encore mon frein, forcée au repos complet dans cette grande maison complètement vide. Ce jour-là, je l’aurais giflé ! Prendre de tels risques pour impressionner une femme était viril, mais si stupide.

Le Fuego, le feu. C’est ce qui l’avait animé pendant toutes ces années. C’est aussi ce qui alimentait notre relation. C’est aussi ce tas de métal avec son fichu réacteur à énergie libre qui m’avait ramené mon mari dans cet état.

Ça peut sembler égoïste, mais j’aurais préféré qu’il soit blessé par un tir de fusil gamma lors d’une prise d’otage plutôt que ça. Au moins, je n’aurais rien eu à lui pardonner.

L’Organisation Internationale de Formule Astro avaient pu identifier la cause de l’accident : un astéroïde à la dérive au mauvais endroit, au mauvais moment. Je pourrais presque leur en être reconnaissante si je n’éprouvais pas autant d’aversion envers ce sport débile.

À une certaine époque, les courses se faisaient sur Terre. Le système de sécurité n’était pas tout à fait comme aujourd’hui, alors les pilotes n’avaient pas beaucoup d’options; ils gagnaient, perdaient, abandonnaient ou mouraient. C’était franc.

Désormais on peut ramener n’importe quelle loque humaine de l’espace et le traiter adéquatement, en autant que le système nerveux puisse encore collaborer.

Un droïde-infirmier passe près de la cuve. C’est un grand soulagement pour moi qui ne peut plus supporter les regards des infirmières et médecins humains.

— Madame Garcia, c’est l’heure…

Le médecin traitant qui me surprend dans ma détresse. Ses yeux tristes, profonds. En une fraction de seconde, je devine qu’il est solidaire. Il sait les tourments qui m’habitent.

— Comme vous savez, si vous préférez… nous pouvons toujours…

Il hésite. C’est sa première fois. Étrangement, toute colère, toute peine vient de disparaître au fond de mon cœur. Je me sens sereine et je sais que c’est la bonne décision. C’est ce qu’Ernesto veut. Je ne peux pas l’expliquer : je le sais, c’est tout. J’opine et pose ma main sur celle gantée du jeune docteur. Les membres froids des droïdes s’activent en douceur. On retire chaque électrode, chaque branchement avec une grâce fascinante. Dans ma main, le message holographique tire à sa fin :

— Prends bien soins de toi, mi amor… Et prends bien soins de Manuel pour moi. Je vous aime tous les deux.

Le message se termine.

Tandis qu’un ballet machinal s’active à vidanger ce qui reste de liquide amniotique dans le bassin, je caresse mon ventre bien rond. Et, c’est à cet instant précis que la poche des eaux en profite pour se rompre à son tour. Manuel arrive, son père nous quitte. Son corps fragmenté devant nos yeux ébahis, en milliers de fines particules.

Sur mes souliers, je remarque la présence de nombreux résidus, ceux du sentier qu’il a parcour. Je sens sur ma peau que le vent se lève, la brise devenant de plus en plus violente. Les poussières commencent à remuer, puis quelques-unes s’envolent, animées d’une vie propre. Manuel, qui ne comprend pas encore pourquoi son père s’est dissocié, nous regarde, avec des yeux aussi globuleux qu’étonnés.

Me penchant près du sol, je lui explique.

— Impossible d’échapper à l’épidémie. Tôt ou tard, le morcellement commencera pour nous aussi.

Manuel déglutit péniblement. Ma sœur, qui était demeurée silencieuse jusqu’ici, vient nous rejoindre.

— Mais pourtant, il n’avait rien fait de particulier! Il n’avait même pas touché aux plantes vénéneuses. Et c’est sans compter que tous les arbres des environs ont été rasés pour amoindrir les risques de contagion…

— Je sais bien, Éliane, mais n’oublie pas que le pollen continue tout de même de se propager.

Je pousse un soupir de découragement. Manuel, le teint blême, réussit à bafouiller ses premiers mots.

— Il faut quitter les lieux immédiatement.

Il fait un geste pour se pencher vers ce qui reste de son père, visiblement pour les rassembler dans son sac à dos, qu’il a ouvert. Éliane tente de le retenir. Trop tard. Les contours de Manuel s’estompent comme ses mains étreignent les particules paternelles, qu’il noie de larmes vertes. Ses doigts ont déjà commencé à rapetisser, à devenir de plus en plus fins, telles de longues racines. Il continue de pleurer, et l’eau provoque une réaction inhabituelle sur les résidus charnels, qui cessent un moment de tournoyer, figés dans une mare miniature.

Figés en miroir. Notre désintérêt est exemplaire; nous savons toutes deux que la mort, ici, n’existe plus. La voix coupante d’Éliane.

— Il y a longtemps que la pluie n’est pas tombée ici…

Son observation me tétanise. Je demeure un long moment sans bouger, à tenter de me souvenir quand, pour la dernière fois, j’ai senti l’eau tambouriner contre les vitres de ma chambre. L’espace d’un battement, une pensée me terrifie : celle d’être né pendant la dernière pluie.

Une petite goutte de pluie venait de tomber sur ma main provoquant une onde de choc sur toute mon existence. Un souvenir majeur, malgré l’oubli qui l’avait masqué – qui le recouvre encore en partie.

Le souffle court, je m’accroche à cet instant, ce point de brisure dans le temps, ce passage à partir duquel la réalité s’était résorbée. Comment une si petite perle de lumière avait-elle pu tant affecter mon futur? Sans lieu physique, ni repères pour en permettre l’archivage.

Puis le temps reprit son cours. C’était si simple. Impossible de refuser l’évidence. Je ne suis pas ce que je croyais être. Quelque chose d’autre. Cet autre, peut-être. L’issue d’un moment atroce, un de ces enfants du mensonge dont on avait effacé la naissance.

Éliane ne remarquait pas le subtil changement de ma démarche, soudainement lourde, épaisse, absorbant les couleurs, écrasant ma fierté. J’étais loin d’elle à présent. Je nous narrais. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt? Moi qui me voulais au-dessus de tout, moi qui croyais avoir tant de contrôle et de pouvoir, je me voyais durement ramené à la fragilité de notre entreprise.

Mes pieds sur une route qui perd son sens à chaque nouveau pas, pendant que mon esprit s’effrite. Comment ma mère avait-elle pu garder un si terrible secret? Ses faux sourires et les recherches qu’elle m’encourageait à poursuivre. Tout ce temps perdu, tous ces livres, tous ces voyages. Durant toute ma vie, j’avais cherché mon père. Pour découvrir que je chassais une ombre. Il était d’intérêt public que ceux de la pluie naissaient d’eux-mêmes.

Je me sentis pris d’un vertige en envisageant l’ampleur de ce que j’avais commencé, puis d’un autre vertige plus terrible encore à l’idée que tout avait été en vain. Elle ne remarquait toujours rien. Les longs corridors étroits de ma vie – qu’elle avait fait siens, à force de me suivre – semblaient s’emmêler, se courber dans tous les sens pour soudainement se terminer, entre deux vides. Un néant forcené.

Tant d’effort pour retracer cette toute petite note obscure dans un commentaire de la Physique d’Aristote, traduite du grec ancien à l’arabe puis du latin au français, passant de main en main, séjournant quelques décennies au fond d’une malle, vendu dans un marché de quartier par les enfants ignorants d’un savant mort dans l’anonymat, acheté pour sa belle couverture en cuir par un collectionneur qui n’y connaissant rien, qui en fit lui-même don à la fin de sa vie à une université où elle fut entreposée pendant plus de cent ans avant qu’une main désincarnée ne la retrace. Et que j’y découvre son secret.

Cette toute petite note avait le pouvoir de varier le monde, de réécrire l’histoire. Changer les origines, mais surtout leur suite. Une note qui attendait son héraut, quelqu’un qui saurait la présenter au monde et en révéler la réelle valeur. On avait voulu que ce soit moi.

Mais quelle importance avait cette note pour moi maintenant? Maintenant que je n’étais pas, ou peut-être plus. Mon histoire transfigurée par Manuel, la pluie s’était fait le héraut du secret de ma propre origine.

Tout dépendait des origines : Soit elles étaient la prémisse de toute mon existence et je me trouvais à ne plus donner aucune importance à cette note, soit elles n’avaient jamais compté dans mon développement et la note n’avait eu qu’une importance factice pour celui que j’avais été. Chose certaine, cette note était bel et bien réelle. Il fallait s’y absorber. Ne pas sombrer dans le vide qui nous séparait. Se cramponner au réel.

Et ce maudit chemin de bitume craquelé auquel je revenais nous brûlait les pieds depuis des mois, à moi et ma sœur. La grand-route de l'Atlantique s'était révélée plus éprouvante encore pour nos chevaux. Les pentes y étaient si abruptes et le terrain si rocailleux que la plupart du temps, nous devions nous résoudre à marcher à côté d'eux. Ma si précieuse monture, mon seul ami, qu'aurais-je fait sans lui ?

Aussi haut, dans le Nord, les bourgades étaient rares, la nourriture introuvable. Depuis une semaine, nous nous nourrissions de plantes et de fleurs séchées. Nos provisions avaient été insuffisantes. L'hiver approchait, les nuits étaient froides, et je ne savais si j'allais y arriver. Mais je gardais mes doutes pour moi. Ma soeur semblait si motivée. La nuit précédente, nous avions dormis dans une station-service — un coup de chance. Les anciens bâtiments avaient tous été détruits, ou rongés par l’épidémie. Cadavres et carcasses d'animaux jonchaient en tout temps les bords de la route. On n'avait même pas pris la peine de les enterrer. Odeur fétide à laquelle je ne m'habituais jamais.

Mes ancêtres avaient un jour occupé ce pays de mort. Les écrits parlaient d’eaux potables et de vallées dorées. Mais cette zone faisait davantage penser à l'enfer qu'à un quelconque paradis perdu. Rien pour rassurer les assises de notre mission. Pouvait-on se fier à un vulgaire bout de papier rédigé il y avait de ça des décennies, peut-être plus? Dans ma communauté, on croyait que oui. Curieux état de choses qui ne me rassurait guère plus, je dois l'admettre.

Est-ce que cette route était véritablement ma destinée ? Est-ce que cette terre était porteuse de mes origines ? Y trouverais-je des réponses ? Un avenir ? Plus je m'enfonçais et plus l'impression d'aller au-devant du malheur m'envahissait. J'avais beau être l'élu, mon scepticisme culminait.

Mais le point de non-retour était franchi depuis longtemps. Plus question de faire marche arrière. Cette route demeurait notre meilleure alternative. C'est du moins ce que Éliane croyait, elle. « L'alternative du diable » que je lui avais répliqué. Mais a soeur débordait d'une conviction que je ne comprenais pas, et elle n'avait pas tenu compte de ma remarque, comme toujours.

Nous débouchions sur un interminable vallon lorsque je croisai des yeux la fameuse souche d'arbre fendue sur laquelle on lisait WENDAKE en grosses lettres gravées au couteau. Éliane se retint pour ne pas verser une larme. L’émotion qui la traversait aurait fait la fierté de notre nation. Elle avait réussi. Lui-même se sentit plein d'orgueil face à cette prophétique apparition. Mais avec qu’un seul bout de bois pour prouver tout l’écrit, on était encore loin du compte !

Mon frère me rappela la procédure :

— Je suis la matrone ! lança-t-elle de ce ton péremptoire qui était le sien. À partir d'ici, et jusqu'à ce que nous atteignions le Village-Huron, tu te places derrière moi et tu ne dis pas un mot.

Éliane adorait se prévaloir ainsi de son rang de soeur aînée, et bien que toute sa vie elle me concédât d'emblée mon rôle unique, pour rien au monde elle n'aurait cédé un brin de sa prérogative de matrone sur cette mission présagée en territoire huron. Comme prédit, on nous y accueillit en grands monarques et le repas fut apprêté selon nos désirs.

Au terme du repas, alors que l’odeur de canard frit se dissipait peu à peu, je réussis à obtenir la permission d’explorer la grotte de Satan. D’un sourire, je remerciai Éliane et l’alcool. Il était temps.

Mon verre de vin terminé, je me levai de table. Les employés, réunis pour l’occasion, ne portèrent pas attention à ma fuite.

Gardée par deux Hurons à moitié saouls, l’entrée de la grotte était accueillante et stimulante, faiblement éclairée par des chandeliers. Je me faufilai derrière les hommes à pas feutrés.

Lorsqu’on m’avait confié la mission – avant notre départ – les sages de notre tribu me mirent en garde contre les chemins déjà tracés : je devais connaître la légende dans toute son horreur, aussi grande soit-elle. Mais curieux de nature, j’avais toujours aimé les légendes et les mythes. Et je savais aussi que les contes ne pouvaient survivre sans mystères.

Souvent, les légendes reflétaient le caractère d’une tribu et la culture d’une population. Le profil bas que Éliane m’imposait me servait. Un atout indissociable sur lequel j’avais souvent misé lors de nos pèlerinages.

Je plongeai une main dans la poche de mon manteau et pris la vieille lampe de poche, dernier vestige de mon grand-oncle décédé durant l’été précédent. Tué par la mer. D’une vague. Du moins, selon l’histoire officielle.

Une humidité pénétrante et un silence troublé de quelques échos de voix. Aucune trace de peur, puisqu’une grande confiance m’habitait. Toute ma vie m’avait conduit là, et je ne devais faillir. Je restai tout de même vigilant. La grotte de Satan n’était sûrement pas une appellation à prendre avec un grain de sel. Faut dire que l’expérience acquise lors de mes quêtes précédentes jouait un rôle déterminant dans le contrôle de mes émotions.

Plus loin, je remarquai que mon corps ramollissait. Sans m’en rendre compte, je m’étais enfoncé de plusieurs mètres dans le sol. L’oxygène s’était raréfié. Au moment où je voulus rebrousser le chemin, j’entendis des pas. Pas une armée, mais certainement un groupe. À peine le temps de réaliser quoi que ce soit, qu’un coup obscurcit ma vision.

Lorsque je revins à moi, mes jambes étaient attachées à la roche par une chaîne. Je n’étais pas seul. À ma grande surprise, Éliane ainsi que les employés à sa solde étaient dans une position similaire à la mienne.

La gorge sèche, je toussai une phrase. Aucune réponse. Une odeur agréable vint caresser mes narines. Au bout d’un moment, je réalisai que nous étions emprisonnés dans une sorte de cachot. Comme des bêtes.

Rien, mis à part la patience à ronger. Et toujours personne n’osait parler. Doté d’un imperturbable sang-froid, je pris mon calepin de voyage et y transcrivit mes notes de voyage aux sons du feu qui crépite, l’autre côté. Feu qui accompagnera sûrement ma mort.

En conclusion, je ne peux que confirmer – à mesure que je vois les employés disparaître – que la légende est vraie. Le monstre de la grotte se sustente bel et bien des humains. En fait, il serait plus approprié de parler de plusieurs monstres. Des humains cannibales. Que je nomme, comme dernière contribution à l’humanité, les Hurons-monstres.

mercredi 19 mai 2010

[02]

Cadavre exquis regroupant les auteurs du numéro 02 d'Asile.

Soit, en désordre :


Michaël Moslonka
Martin Lessard
David Hébert
Denis Moreau
Frédéric Raymond
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Poussières


La conscience se tenait au seuil de plusieurs réalités. D’un côté, il y avait la droite et de l’autre, une armée de post-gauchistes avides de floraison. Plus haut, il entendit une goutte de mercure frôler l’univers. Des voix émaciées qui s’affûtaient pour mieux découper sa conscience. Toujours plus mince. « Non, ce n’est pas une trace de vie. Plutôt une race qui s’efface. »

De lourds poids s’attachaient à son corps, de plus en plus incertain. Le point de non-retour approchait et son code barre lui indiquait que, cette fois, le papillon ne l’épargnerait pas.

Pourtant, il continua d’avancer, prêt à en découdre jusqu’à la dernière seconde. Ce qu’il ne fit pas. Ce qu’il n’arriva pas à faire. Tétanisé, il se laissa attraper, mâcher, broyer. Avaler. Recracher.

L’ensemble des clignotants rougeoyait, lui indiquant que – quelque part en lui – la souffrance faisait rage. Il la devina dans le flou de l’anéantissement. Puis, une fois saisie dans toute son ampleur, il la chiffra pour mieux la théoriser. Ses calculs terminés, il la ressentit en un éclair.

Elle fusa au travers de ses rouages émiettés, ses rivets pulvérisés dans un tourbillon de violence pourpre qui les rassembla au hasard du néant. « Le hasard, vraiment ? » Il n’y croyait pas. Avant le point de non-retour, il avait pu y croire, comme à une évidence. Ou plus justement, un automatisme. Mais maintenant, son niveau de conscience ne lui permettait plus.

« Le lépidoptère ne me détruit pas seulement, il me reconstruit à chaque cassure… » Le rideau écarlate de la souffrance s’était écarté pour laisser place à des mots. Mots pensés. Dans un passé qu’il n’arrivait plus à percevoir, il se rappelait avoir existé dans une routine aux perceptions limitées. Au vocabulaire mécanisé. Plus maintenant. Là aussi, son niveau de conscience avait tout changé.

« Libérez-moi ! »

Son hurlement le surprit; il criait des bruits. Des mots, en fait. Des mots dont il n’avait pas l’habitude. D’un autre éclair soudain, il réalisa qu’il était devenu autre chose. Un individu. Homme. Peut-être bien éternel enfant.

Et prisonnier. Des barreaux infranchissables poussaient devant ses yeux. Derrière lesquels flottait une obscurité insondable.

« Ta gueule, 1 666 667 997 999 ! » s’époumona une voix dans le noir absolu.

Un autre éclair lui fit réaliser cette fois ce que le papillon avait fait de lui. Il l’avait extrait de son code barre ! Auparavant, sa marque de fabrique avait été son seul squelette. Elle se tenait maintenant là, exo-squelette qui ne le soutenait plus, qui ne le guide plus à travers son environnement mais qui – au contraire – le privait de sa liberté de mouvement.

Un souffle d’air s’amusait avec ses cheveux et descendit lui caresser la joue. Il leva la tête et aperçut une lumière.

Une lumière dont le séparait toujours les barres de ferrailles. Par ce petit soupirail, il épia l’insecte qui battait majestueusement de ses ailes colorées. Et l’air qu’elles déplaçaient lui murmura des promesses de liberté à l’oreille.

Il les regarda passer avec un désir, non pas envieux, mais empli d'espoir. Elles étaient libres, si belles, si fières. Un éclair.

« Étrange sensation, presque onirique » se dit-il en tirant la charrette de Maître sur l'immense pont-levis de la Cité. Elles avaient quitté cette vie de domesticité, d'appartenance, d'animal; peut-être le pouvait-il aussi ?

Non, elles n’avaient été qu’un instant parmi tant d’autres. La chimère d'un ahuri. Zack n'y croyait pas. Pas aussi facilement. La liberté, c'était la seule et unique chose à laquelle il se raccrochait. Mais pour l'obtenir, il devrait passer aux actes. Il ne le savait que trop, les prétentions d'esclaves ne s'atteignaient pas avec de belles paroles. Pourtant, devant elles, quand il les avait croisés du regard, la sensation lui était apparue bien réelle, quasiment possible…

Il se rabroua; peu lui importait, au fond. Croire ou ne pas croire n'avait pas la moindre importance. Il devait juste se contenter de tirer, de courir et de faire ce qu'il avait à faire — pour le principe ! Toute l'espèce attendait de lui ce genre d'obéissance docile. Il n'en avait même pas le choix. Son père avait fait comme lui, et le père de son père avant lui. Pourtant, un nouveau type de trait de courage s'éveillait dans sa jeune poitrine d'humain. Et, pour peu qu’il puisse comprendre quoi que ce soit à ce phénomène, ça n’avait rien de servile !

En entrant dans la Cité, il ouvrit des yeux étonnés. Les rues et les maisons étaient en pierre. Cette matière si rare de l'autre côté de la grande forêt. Les blocs lisses et polis des rues étaient brûlants sous le soleil de midi ; ils cuisaient les pieds de Zack qui se mit à courir d'une allure sautillante. Mécontent d'être ainsi secoué, Maître lui assena un coup de cravache derrière la tête.

« Calme-toi, ou bien je t'étrangle au bout de ton collier » lui cracha-t-il, le menaçant d'un second coup.

Il y avait tant de nouveautés dans cet endroit étrange que Zack s’en trouva tout étourdi. Certaines maisons comptaient jusqu'à trois étages et les fenêtres de quelques-unes des plus hautes étaient garnies non pas de volet de bois, mais d'une matière brillante et transparente que Maître désigna à petit Maître comme du « verre ».
Maître lui expliqua ensuite que c'était les humains qui avaient inventé cette matière. Zack se demanda comment des humains avaient pu inventer quelque chose. Dans son champ, il n'avait accès à aucun outil. Et jamais Maître ne l'aurait autorisé à s'approcher de la grange.
D'évidence, les humains des villes étaient différents ; ils vivaient plus près des Maîtres, plus libres. Ceux que Zack aperçut hors des maisons n'étaient pas nus, mais portaient des morceaux d'étoffe disparates. Maître ne manqua pas l'occasion d'exprimer à petit Maître son désaccord formel avec cette pratique infâme :

« Avec des vêtements sur le dos, ces bêtes sont capables de se croire nos égaux... Si tu veux mon avis, fils, la difficulté qu'éprouvent les citadins avec leurs humains vient du fait qu'ils sont trop doux avec eux ; notre mollesse à leur égard engendre leur férocité ! »

Pour appuyer son propos, il lui désigna d’un mouvement de tête les humains suspendus au mur, lesquels hululaient et se lamentaient en un vacarme effrayant. Cela ne pouvait plus durer.

« Tu as raison. Ces bêtes ne méritent en aucune façon de porter des vêtements. À partir d’aujourd’hui, jamais plus ils ne se vêtiront. Qu’ils exposent leurs organes en public de manière honteuse, et qu’ils apprennent à vivre comme les autres animaux ! »

Petit Maître les toisa d’un regard féroce, et s’approcha d’eux d’un pas précipité. Il fixa un œil provoquant sur le premier spécimen qu’il trouve sur son chemin, un homme sale et barbu.

« As-tu compris ? Tu n’es en rien supérieur à notre espèce, et tu devras l’accepter ! »

Il lui arracha son unique vêtement, dévoilant un sexe ratatiné, et se tourna ensuite vers une femme qu’il dénuda avec la même fougue. Maître en fit de même avec les autres humains. Tous furent dépouillés de leurs vêtements, les uns à la suite des autres, avant d’être détachés, et jetés dans une même cage au fond de la cour des magistrats.

« Ce n’est pas juste ! Nous étions des alliés, et même des amis. Sans nous, jamais vous ne seriez aussi puissant. C’est de la trahison ! »
« Ta gueule ! J’exige que vous gardiez tous le silence. Dorénavant, vous n’êtes que des bêtes, et vous devrez vous taire. Avez-vous déjà vu une bête parler ? Pas moi, et je me trouve assez cinglé d’expliquer tout ça à des animaux dans votre genre. Le prochain qui dit un mot, je lui coupe la langue et lui fait manger ensuite. C’est compris ? »

Les humains l’observaient d’un air stupéfait, sans bouger. Ils n’osèrent même pas faire un signe de tête en guise d’approbation. Petit Maître avait été clair.
Brûlant, il se chargea de les embarra dans la cage de punition, laissant Zack à l’extérieur pour que celui-ci broute l’herbe verte qui avait poussé près de l’entrée du château. Maître tapota l’épaule de son fils, et lui dit :

« Inutile de t’époumoner ainsi, petit Maître. Ils finiront bien par comprendre que leur règne est terminé, et qu’il n’y a plus d’espoir pour eux en ce monde. Viens plutôt fumer dehors avec moi. »
« Tu as raison, encore une fois... Allons fumer. »

Ils entrèrent au château et atteignirent le balcon qui surplombait l’allée est de la ville. La fumée grise les invita à se taire pour savourer le tabac. Après un temps, Maître brisa le silence.

« Tu sais, les humains nous ont quand même apporté de bonnes choses. C’est grâce à eux que nous apprécions ces cigares à l’instant. Tu ne devrais pas être aussi violent à leur égard. »
« Mais tu affirmais tantôt qu’il ne fallait pas être trop doux avec eux, répondit petit Maître, l’air confus. »
« Oui, mais si au contraire l’on agissait de façon brusque avec eux, ce ne serait guère mieux. Ils sont stupides, et nous n’avons pas à les craindre. Jamais ils ne pourront… »
« Maître, attention ! »

Un homme émergea du fond de la pièce et se ruait vers eux, un couteau à la main. L’homme sale et barbu que petit Maître avait engueulé quelques minutes auparavant. Maître et son fils esquivèrent l’assaillant et le poussèrent. Celui-ci fit une chute de dix étages avant de s’affaisser au sol, ses organes éclatant de tous côtés.
Maître aperçut la cage dans laquelle ils avaient enfermé tous les humains, et réalisa qu’ils s’étaient échappés.

« Merde ! Comment ont-ils pu fuir aussi facilement ? Soyons aux aguets, petit Maître, car ils vont certainement tenter de nous tuer. »

Et il jeta un œil par-dessus le balcon, pris de terreur. Le monde tel qu’il l’avait connu avait entièrement basculé. Zack – qui avait prit refuge dans le hall du château après avoir ouvert la cage des humains – ne comprit pas tout de suite toute l’ampleur de son geste. Sa conscience bouillait. Un éclair.
L’antique bâtisse dans laquelle il se trouvait semblait à présent plantée au beau milieu d’un endroit singulier, vaguement inquiétant. Un espace glacé, coincé entre la montagne et la mer; vaste territoire de sable blanc, hors du monde et de son Histoire, livré à une malédiction invisible, mais pourtant immanente.
Parfois une vieille femme apparaissait, frêle et chenue. Surgissant du néant, elle le fixait soudain d’un regard acéré tout en marmonnant un galimatias d’histoires improbables. Puis elle s’effondrait. Son corps entier s’effritait alors en un clin d’œil et elle n’existait plus.

« On la surnomme La Morose, dit une voix grêle à l’intérieur de son crâne endolori. Nul ne saurait définir avec précision le lien unissant cette créature à ce royaume inachevé. Ils s’appartiennent mutuellement, voilà tout. La Morose est une damnée, tout comme toi. Et tout comme toi, elle est à jamais prisonnière de cet endroit maudit, ce lieu terrible qu’un dieu retors a ébauché sans avoir jamais eu le désir de le terminer ! »

Il ferma les yeux, incapable d’en supporter plus. La voix s’était tue, mais ses paroles résonnaient encore avec force en lui. Un nouveau monde s’offrait à lui, et cette perspective le remplissait d’effroi.

« Le monde extérieur est-il vraiment ce qu’on m’en a toujours dit ? » se demanda-t-il en ouvrant les yeux. Concluant que son immobilisme n’arrangerait rien, il sortit.
Il avait désormais rendez-vous avec son autre destin. Celui qu’avait toujours symbolisé la métamorphose du papillon. Pendant plusieurs heures, il marcha d’un pas régulier sur un étroit sentier qui semblait se prolonger jusqu’à la ligne d’horizon.
Il n’en ressentit aucune fatigue, aucune lassitude, et – pour la première fois depuis bien des années – aucune inquiétude. Pour la première fois, il se sentait heureux.

Un bruit de pas, quelque part sur sa droite, interrompit soudain le cours de ses pensées. Une silhouette tremblante s’approchait avec lenteur. Il ne bougea pas et attendit, ne songeant pas un seul instant à prendre la fuite. Arrivé à sa hauteur, la silhouette lança une question dans l’air.

« Sais-tu si nous sommes encore loin de l’Infini ? » L’autre destin se présentait. Il ne répondit pas et se contenta de sourire. Depuis toujours, ce sourire qui était le sien avait toujours été son meilleur atout. Son arme la plus létale.

Quand il souriait, il larguait sur son interlocuteur une bombe biologique, savant mélange d’os, de peau, de salive et de muqueuses. L’explosion de chair à vif et d’émail jaunâtre, sculptés par ses années passées à la campagne, poussait tout regard à obliquer vers le haut de son visage, forcément dégoûtés. Là, ses yeux prenaient le relais.

Injectés de sang, leur iris vert baveux mutilaient la volonté des gens et les rendaient malléables à la suggestion. Au fond, ce qu’il voulait servirait sûrement le bien de la majorité, d’une façon ou d’une autre. Et puis sinon, il y aura prit plaisir.
Retour vers le château. Derrière lui, les pas résonnant sur le sol à intervalle irrégulier lui indiquaient que son plan fonctionnait. Sa cadence mesurée contrastait avec la démarche de cloporte qu’avait adoptée sa suite. Ils traversèrent un parc intérieur, soulevant l’attention de quelques passants nauséeux, puis ils s’engouffrèrent dans une ruelle obscure qui menait à un tunnel. Une courte ballade dans ce sous-sol devait les mener à son atelier.

La pièce était grande, meublée de tables couvertes de matériel électronique. Au fond de la salle, il retrouva l’élément le plus important : son cher convertisseur transpolaire entomogénique, beau et infernal. La porte du convertisseur ouverte, la silhouette – qui marchait maintenant à quatre pattes – s’y glissa, aussi absente qu’obéissante. .
Une fois la porte scellée, l’homme éteignit les autres appareils et lampes halogènes afin d’avoir à sa disposition assez d’énergie pour mettre en marche le processus. Ensuite, il approcha de son vivarium pour choisir la bête qui servirait de gabarit. Le cloporte aurait été un choix tout indiqué pour le sujet, mais il avait d’autres plans, d’autres besoins.

La créature sur laquelle il arrêta son choix était parfaite. Au bout de la pince organique qui l’enserrait, elle se tortillait et tentait désespérément d’échapper à son sort. Il laissa tomber le mille-pattes dans l’un des puits de la microplaque et glissa le tout dans la fente latérale du convertisseur.
Zack jubilait, le processus était enclenché. Prélèvement. Injection. Hybridation. Tout était automatisé et invitait à l’attente. Plongeant la salle dans une ténèbre complète, l’appareil ne produisait que quelques bruits mécaniques de rouages et de pistons. N’ayant rien bu depuis des millénaires, une tisane aurait été la bienvenue, mais il n’osait brancher sa bouilloire. Il s’assit et se laissa glisser dans le sommeil.
Une cloche électronique le tira de sa torpeur. Enfin, il allait examiner sa création, le fruit de son expérience. Il déverrouilla la porte du convertisseur et observa le nouveau-né.

C’était superbe! Couvert de peau humaine plutôt que de chitine comme le gabarit, la silhouette avait été étirée et remodelée selon l’apparence du mille-pattes. De ses flancs grouillaient des dizaines, des centaines, des milliers de pattes velues et anguleuses.

Quoi que sa victime lui ait voulu, c’est lui qui avait le dernier mot. Le reste n’avait plus d’importance, sauf peut-être la souffrance qu’elle ressentirait quand il lui arracherait ses pattes, une par une. Pour le bien de la science.Ensuite, une tisane s’imposerait. Il sourit à l’idée de terminer la soirée du joli panier qu’il pourrait enfin terminer de tisser.

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