Eaux pour haut
Dans la bassine de liquide amniotique, son souffle est bref. Mon œil hagard. Dur de le reconnaître ainsi accoutrer. Cette espèce de transe inquiétante qui me fige, à force de fixer le dispositif aqueux qui assure la survie de mon époux.
Flottant mou comme un poisson mort auquel on aurait fixé quelques électrodes pour une expérience quelconque, je me demande si c’est encore lui qui est là. Il semble si irréel, avec sa peau diaphane – qui était autrefois d’un beau brun doré comme celle de tous les Sud-Américains. Je fouille dans la poche de ma tunique. Il y a encore la capsule d’enregistrement qu’on m’avait fait parvenir en express de New-Havana. À part ce corps gélatineux, aux fluctuations cérébrales si basses qu’on pourrait le croire en pleine photosynthèse, c’est tout ce qu’il me reste de lui. Ça, et l’autre.
Mon pouce presse la petite clé ronde et l’hologramme démarre instantanément, rejouant pour la unième fois son message.
Vendredi 18 juillet 3022 :
— Joyeux anniversaire, mi amor !
Je plonge mon regard dans ses grands yeux noisette, occultés par le décor ambiant de l’hôpital. Une boule d’émotions contradictoires se forme dans ma gorge. L’esprit embué, écoutant à peine le message que je connais par cœur. Je distingue son uniforme de coureur et les multiples sigles de ses commanditaires.
Il a enregistré ce message la première journée des essais, pour nous réconcilier. Il s’est classé premier cette journée-là. Aux nouvelles, alors que le Fuego venait tout juste de se poser sur la piste d’atterrissage, il a crié à qui veut l’entendre que cet exploit lunaire était pour nous deux. Moi, je rongeais encore mon frein, forcée au repos complet dans cette grande maison complètement vide. Ce jour-là, je l’aurais giflé ! Prendre de tels risques pour impressionner une femme était viril, mais si stupide.
Le Fuego, le feu. C’est ce qui l’avait animé pendant toutes ces années. C’est aussi ce qui alimentait notre relation. C’est aussi ce tas de métal avec son fichu réacteur à énergie libre qui m’avait ramené mon mari dans cet état.
Ça peut sembler égoïste, mais j’aurais préféré qu’il soit blessé par un tir de fusil gamma lors d’une prise d’otage plutôt que ça. Au moins, je n’aurais rien eu à lui pardonner.
L’Organisation Internationale de Formule Astro avaient pu identifier la cause de l’accident : un astéroïde à la dérive au mauvais endroit, au mauvais moment. Je pourrais presque leur en être reconnaissante si je n’éprouvais pas autant d’aversion envers ce sport débile.
À une certaine époque, les courses se faisaient sur Terre. Le système de sécurité n’était pas tout à fait comme aujourd’hui, alors les pilotes n’avaient pas beaucoup d’options; ils gagnaient, perdaient, abandonnaient ou mouraient. C’était franc.
Désormais on peut ramener n’importe quelle loque humaine de l’espace et le traiter adéquatement, en autant que le système nerveux puisse encore collaborer.
Un droïde-infirmier passe près de la cuve. C’est un grand soulagement pour moi qui ne peut plus supporter les regards des infirmières et médecins humains.
— Madame Garcia, c’est l’heure…
Le médecin traitant qui me surprend dans ma détresse. Ses yeux tristes, profonds. En une fraction de seconde, je devine qu’il est solidaire. Il sait les tourments qui m’habitent.
— Comme vous savez, si vous préférez… nous pouvons toujours…
Il hésite. C’est sa première fois. Étrangement, toute colère, toute peine vient de disparaître au fond de mon cœur. Je me sens sereine et je sais que c’est la bonne décision. C’est ce qu’Ernesto veut. Je ne peux pas l’expliquer : je le sais, c’est tout. J’opine et pose ma main sur celle gantée du jeune docteur. Les membres froids des droïdes s’activent en douceur. On retire chaque électrode, chaque branchement avec une grâce fascinante. Dans ma main, le message holographique tire à sa fin :
— Prends bien soins de toi, mi amor… Et prends bien soins de Manuel pour moi. Je vous aime tous les deux.
Le message se termine.
Tandis qu’un ballet machinal s’active à vidanger ce qui reste de liquide amniotique dans le bassin, je caresse mon ventre bien rond. Et, c’est à cet instant précis que la poche des eaux en profite pour se rompre à son tour. Manuel arrive, son père nous quitte. Son corps fragmenté devant nos yeux ébahis, en milliers de fines particules.
Sur mes souliers, je remarque la présence de nombreux résidus, ceux du sentier qu’il a parcour. Je sens sur ma peau que le vent se lève, la brise devenant de plus en plus violente. Les poussières commencent à remuer, puis quelques-unes s’envolent, animées d’une vie propre. Manuel, qui ne comprend pas encore pourquoi son père s’est dissocié, nous regarde, avec des yeux aussi globuleux qu’étonnés.
Me penchant près du sol, je lui explique.
— Impossible d’échapper à l’épidémie. Tôt ou tard, le morcellement commencera pour nous aussi.
Manuel déglutit péniblement. Ma sœur, qui était demeurée silencieuse jusqu’ici, vient nous rejoindre.
— Mais pourtant, il n’avait rien fait de particulier! Il n’avait même pas touché aux plantes vénéneuses. Et c’est sans compter que tous les arbres des environs ont été rasés pour amoindrir les risques de contagion…
— Je sais bien, Éliane, mais n’oublie pas que le pollen continue tout de même de se propager.
Je pousse un soupir de découragement. Manuel, le teint blême, réussit à bafouiller ses premiers mots.
— Il faut quitter les lieux immédiatement.
Il fait un geste pour se pencher vers ce qui reste de son père, visiblement pour les rassembler dans son sac à dos, qu’il a ouvert. Éliane tente de le retenir. Trop tard. Les contours de Manuel s’estompent comme ses mains étreignent les particules paternelles, qu’il noie de larmes vertes. Ses doigts ont déjà commencé à rapetisser, à devenir de plus en plus fins, telles de longues racines. Il continue de pleurer, et l’eau provoque une réaction inhabituelle sur les résidus charnels, qui cessent un moment de tournoyer, figés dans une mare miniature.
Figés en miroir. Notre désintérêt est exemplaire; nous savons toutes deux que la mort, ici, n’existe plus. La voix coupante d’Éliane.
— Il y a longtemps que la pluie n’est pas tombée ici…
Son observation me tétanise. Je demeure un long moment sans bouger, à tenter de me souvenir quand, pour la dernière fois, j’ai senti l’eau tambouriner contre les vitres de ma chambre. L’espace d’un battement, une pensée me terrifie : celle d’être né pendant la dernière pluie.
Une petite goutte de pluie venait de tomber sur ma main provoquant une onde de choc sur toute mon existence. Un souvenir majeur, malgré l’oubli qui l’avait masqué – qui le recouvre encore en partie.
Le souffle court, je m’accroche à cet instant, ce point de brisure dans le temps, ce passage à partir duquel la réalité s’était résorbée. Comment une si petite perle de lumière avait-elle pu tant affecter mon futur? Sans lieu physique, ni repères pour en permettre l’archivage.
Puis le temps reprit son cours. C’était si simple. Impossible de refuser l’évidence. Je ne suis pas ce que je croyais être. Quelque chose d’autre. Cet autre, peut-être. L’issue d’un moment atroce, un de ces enfants du mensonge dont on avait effacé la naissance.
Éliane ne remarquait pas le subtil changement de ma démarche, soudainement lourde, épaisse, absorbant les couleurs, écrasant ma fierté. J’étais loin d’elle à présent. Je nous narrais. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt? Moi qui me voulais au-dessus de tout, moi qui croyais avoir tant de contrôle et de pouvoir, je me voyais durement ramené à la fragilité de notre entreprise.
Mes pieds sur une route qui perd son sens à chaque nouveau pas, pendant que mon esprit s’effrite. Comment ma mère avait-elle pu garder un si terrible secret? Ses faux sourires et les recherches qu’elle m’encourageait à poursuivre. Tout ce temps perdu, tous ces livres, tous ces voyages. Durant toute ma vie, j’avais cherché mon père. Pour découvrir que je chassais une ombre. Il était d’intérêt public que ceux de la pluie naissaient d’eux-mêmes.
Je me sentis pris d’un vertige en envisageant l’ampleur de ce que j’avais commencé, puis d’un autre vertige plus terrible encore à l’idée que tout avait été en vain. Elle ne remarquait toujours rien. Les longs corridors étroits de ma vie – qu’elle avait fait siens, à force de me suivre – semblaient s’emmêler, se courber dans tous les sens pour soudainement se terminer, entre deux vides. Un néant forcené.
Tant d’effort pour retracer cette toute petite note obscure dans un commentaire de la Physique d’Aristote, traduite du grec ancien à l’arabe puis du latin au français, passant de main en main, séjournant quelques décennies au fond d’une malle, vendu dans un marché de quartier par les enfants ignorants d’un savant mort dans l’anonymat, acheté pour sa belle couverture en cuir par un collectionneur qui n’y connaissant rien, qui en fit lui-même don à la fin de sa vie à une université où elle fut entreposée pendant plus de cent ans avant qu’une main désincarnée ne la retrace. Et que j’y découvre son secret.
Cette toute petite note avait le pouvoir de varier le monde, de réécrire l’histoire. Changer les origines, mais surtout leur suite. Une note qui attendait son héraut, quelqu’un qui saurait la présenter au monde et en révéler la réelle valeur. On avait voulu que ce soit moi.
Mais quelle importance avait cette note pour moi maintenant? Maintenant que je n’étais pas, ou peut-être plus. Mon histoire transfigurée par Manuel, la pluie s’était fait le héraut du secret de ma propre origine.
Tout dépendait des origines : Soit elles étaient la prémisse de toute mon existence et je me trouvais à ne plus donner aucune importance à cette note, soit elles n’avaient jamais compté dans mon développement et la note n’avait eu qu’une importance factice pour celui que j’avais été. Chose certaine, cette note était bel et bien réelle. Il fallait s’y absorber. Ne pas sombrer dans le vide qui nous séparait. Se cramponner au réel.
Et ce maudit chemin de bitume craquelé auquel je revenais nous brûlait les pieds depuis des mois, à moi et ma sœur. La grand-route de l'Atlantique s'était révélée plus éprouvante encore pour nos chevaux. Les pentes y étaient si abruptes et le terrain si rocailleux que la plupart du temps, nous devions nous résoudre à marcher à côté d'eux. Ma si précieuse monture, mon seul ami, qu'aurais-je fait sans lui ?
Aussi haut, dans le Nord, les bourgades étaient rares, la nourriture introuvable. Depuis une semaine, nous nous nourrissions de plantes et de fleurs séchées. Nos provisions avaient été insuffisantes. L'hiver approchait, les nuits étaient froides, et je ne savais si j'allais y arriver. Mais je gardais mes doutes pour moi. Ma soeur semblait si motivée. La nuit précédente, nous avions dormis dans une station-service — un coup de chance. Les anciens bâtiments avaient tous été détruits, ou rongés par l’épidémie. Cadavres et carcasses d'animaux jonchaient en tout temps les bords de la route. On n'avait même pas pris la peine de les enterrer. Odeur fétide à laquelle je ne m'habituais jamais.
Mes ancêtres avaient un jour occupé ce pays de mort. Les écrits parlaient d’eaux potables et de vallées dorées. Mais cette zone faisait davantage penser à l'enfer qu'à un quelconque paradis perdu. Rien pour rassurer les assises de notre mission. Pouvait-on se fier à un vulgaire bout de papier rédigé il y avait de ça des décennies, peut-être plus? Dans ma communauté, on croyait que oui. Curieux état de choses qui ne me rassurait guère plus, je dois l'admettre.
Est-ce que cette route était véritablement ma destinée ? Est-ce que cette terre était porteuse de mes origines ? Y trouverais-je des réponses ? Un avenir ? Plus je m'enfonçais et plus l'impression d'aller au-devant du malheur m'envahissait. J'avais beau être l'élu, mon scepticisme culminait.
Mais le point de non-retour était franchi depuis longtemps. Plus question de faire marche arrière. Cette route demeurait notre meilleure alternative. C'est du moins ce que Éliane croyait, elle. « L'alternative du diable » que je lui avais répliqué. Mais a soeur débordait d'une conviction que je ne comprenais pas, et elle n'avait pas tenu compte de ma remarque, comme toujours.
Nous débouchions sur un interminable vallon lorsque je croisai des yeux la fameuse souche d'arbre fendue sur laquelle on lisait WENDAKE en grosses lettres gravées au couteau. Éliane se retint pour ne pas verser une larme. L’émotion qui la traversait aurait fait la fierté de notre nation. Elle avait réussi. Lui-même se sentit plein d'orgueil face à cette prophétique apparition. Mais avec qu’un seul bout de bois pour prouver tout l’écrit, on était encore loin du compte !
Mon frère me rappela la procédure :
— Je suis la matrone ! lança-t-elle de ce ton péremptoire qui était le sien. À partir d'ici, et jusqu'à ce que nous atteignions le Village-Huron, tu te places derrière moi et tu ne dis pas un mot.
Éliane adorait se prévaloir ainsi de son rang de soeur aînée, et bien que toute sa vie elle me concédât d'emblée mon rôle unique, pour rien au monde elle n'aurait cédé un brin de sa prérogative de matrone sur cette mission présagée en territoire huron. Comme prédit, on nous y accueillit en grands monarques et le repas fut apprêté selon nos désirs.
Au terme du repas, alors que l’odeur de canard frit se dissipait peu à peu, je réussis à obtenir la permission d’explorer la grotte de Satan. D’un sourire, je remerciai Éliane et l’alcool. Il était temps.
Mon verre de vin terminé, je me levai de table. Les employés, réunis pour l’occasion, ne portèrent pas attention à ma fuite.
Gardée par deux Hurons à moitié saouls, l’entrée de la grotte était accueillante et stimulante, faiblement éclairée par des chandeliers. Je me faufilai derrière les hommes à pas feutrés.
Lorsqu’on m’avait confié la mission – avant notre départ – les sages de notre tribu me mirent en garde contre les chemins déjà tracés : je devais connaître la légende dans toute son horreur, aussi grande soit-elle. Mais curieux de nature, j’avais toujours aimé les légendes et les mythes. Et je savais aussi que les contes ne pouvaient survivre sans mystères.
Souvent, les légendes reflétaient le caractère d’une tribu et la culture d’une population. Le profil bas que Éliane m’imposait me servait. Un atout indissociable sur lequel j’avais souvent misé lors de nos pèlerinages.
Je plongeai une main dans la poche de mon manteau et pris la vieille lampe de poche, dernier vestige de mon grand-oncle décédé durant l’été précédent. Tué par la mer. D’une vague. Du moins, selon l’histoire officielle.
Une humidité pénétrante et un silence troublé de quelques échos de voix. Aucune trace de peur, puisqu’une grande confiance m’habitait. Toute ma vie m’avait conduit là, et je ne devais faillir. Je restai tout de même vigilant. La grotte de Satan n’était sûrement pas une appellation à prendre avec un grain de sel. Faut dire que l’expérience acquise lors de mes quêtes précédentes jouait un rôle déterminant dans le contrôle de mes émotions.
Plus loin, je remarquai que mon corps ramollissait. Sans m’en rendre compte, je m’étais enfoncé de plusieurs mètres dans le sol. L’oxygène s’était raréfié. Au moment où je voulus rebrousser le chemin, j’entendis des pas. Pas une armée, mais certainement un groupe. À peine le temps de réaliser quoi que ce soit, qu’un coup obscurcit ma vision.
Lorsque je revins à moi, mes jambes étaient attachées à la roche par une chaîne. Je n’étais pas seul. À ma grande surprise, Éliane ainsi que les employés à sa solde étaient dans une position similaire à la mienne.
La gorge sèche, je toussai une phrase. Aucune réponse. Une odeur agréable vint caresser mes narines. Au bout d’un moment, je réalisai que nous étions emprisonnés dans une sorte de cachot. Comme des bêtes.
Rien, mis à part la patience à ronger. Et toujours personne n’osait parler. Doté d’un imperturbable sang-froid, je pris mon calepin de voyage et y transcrivit mes notes de voyage aux sons du feu qui crépite, l’autre côté. Feu qui accompagnera sûrement ma mort.
En conclusion, je ne peux que confirmer – à mesure que je vois les employés disparaître – que la légende est vraie. Le monstre de la grotte se sustente bel et bien des humains. En fait, il serait plus approprié de parler de plusieurs monstres. Des humains cannibales. Que je nomme, comme dernière contribution à l’humanité, les Hurons-monstres.