Cadavre exquis ?

Le mode de fonctionnement d'une nouvelle en cadavre exquis à l'Asile est très simple. D'abord, une phrase est donnée au premier auteur. Celui-ci, pond un texte d'une grandeur relative et l'envoie ensuite au coordonnateur du cadavre exquis. Celui-ci prend la dernière phrase du texte pondu, et l'envoie au prochain auteur qui, n'ayant pas conscience de ce qui a été fait, va poursuivre le récit en ne se basant que sur la phrase. Et ainsi de suite jusqu'à la fin de temps.

Un cadavre exquis est pondu à chaque numéro.

[02] . [03]

mercredi 19 mai 2010

[02]

Cadavre exquis regroupant les auteurs du numéro 02 d'Asile.

Soit, en désordre :


Michaël Moslonka
Martin Lessard
David Hébert
Denis Moreau
Frédéric Raymond
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Poussières


La conscience se tenait au seuil de plusieurs réalités. D’un côté, il y avait la droite et de l’autre, une armée de post-gauchistes avides de floraison. Plus haut, il entendit une goutte de mercure frôler l’univers. Des voix émaciées qui s’affûtaient pour mieux découper sa conscience. Toujours plus mince. « Non, ce n’est pas une trace de vie. Plutôt une race qui s’efface. »

De lourds poids s’attachaient à son corps, de plus en plus incertain. Le point de non-retour approchait et son code barre lui indiquait que, cette fois, le papillon ne l’épargnerait pas.

Pourtant, il continua d’avancer, prêt à en découdre jusqu’à la dernière seconde. Ce qu’il ne fit pas. Ce qu’il n’arriva pas à faire. Tétanisé, il se laissa attraper, mâcher, broyer. Avaler. Recracher.

L’ensemble des clignotants rougeoyait, lui indiquant que – quelque part en lui – la souffrance faisait rage. Il la devina dans le flou de l’anéantissement. Puis, une fois saisie dans toute son ampleur, il la chiffra pour mieux la théoriser. Ses calculs terminés, il la ressentit en un éclair.

Elle fusa au travers de ses rouages émiettés, ses rivets pulvérisés dans un tourbillon de violence pourpre qui les rassembla au hasard du néant. « Le hasard, vraiment ? » Il n’y croyait pas. Avant le point de non-retour, il avait pu y croire, comme à une évidence. Ou plus justement, un automatisme. Mais maintenant, son niveau de conscience ne lui permettait plus.

« Le lépidoptère ne me détruit pas seulement, il me reconstruit à chaque cassure… » Le rideau écarlate de la souffrance s’était écarté pour laisser place à des mots. Mots pensés. Dans un passé qu’il n’arrivait plus à percevoir, il se rappelait avoir existé dans une routine aux perceptions limitées. Au vocabulaire mécanisé. Plus maintenant. Là aussi, son niveau de conscience avait tout changé.

« Libérez-moi ! »

Son hurlement le surprit; il criait des bruits. Des mots, en fait. Des mots dont il n’avait pas l’habitude. D’un autre éclair soudain, il réalisa qu’il était devenu autre chose. Un individu. Homme. Peut-être bien éternel enfant.

Et prisonnier. Des barreaux infranchissables poussaient devant ses yeux. Derrière lesquels flottait une obscurité insondable.

« Ta gueule, 1 666 667 997 999 ! » s’époumona une voix dans le noir absolu.

Un autre éclair lui fit réaliser cette fois ce que le papillon avait fait de lui. Il l’avait extrait de son code barre ! Auparavant, sa marque de fabrique avait été son seul squelette. Elle se tenait maintenant là, exo-squelette qui ne le soutenait plus, qui ne le guide plus à travers son environnement mais qui – au contraire – le privait de sa liberté de mouvement.

Un souffle d’air s’amusait avec ses cheveux et descendit lui caresser la joue. Il leva la tête et aperçut une lumière.

Une lumière dont le séparait toujours les barres de ferrailles. Par ce petit soupirail, il épia l’insecte qui battait majestueusement de ses ailes colorées. Et l’air qu’elles déplaçaient lui murmura des promesses de liberté à l’oreille.

Il les regarda passer avec un désir, non pas envieux, mais empli d'espoir. Elles étaient libres, si belles, si fières. Un éclair.

« Étrange sensation, presque onirique » se dit-il en tirant la charrette de Maître sur l'immense pont-levis de la Cité. Elles avaient quitté cette vie de domesticité, d'appartenance, d'animal; peut-être le pouvait-il aussi ?

Non, elles n’avaient été qu’un instant parmi tant d’autres. La chimère d'un ahuri. Zack n'y croyait pas. Pas aussi facilement. La liberté, c'était la seule et unique chose à laquelle il se raccrochait. Mais pour l'obtenir, il devrait passer aux actes. Il ne le savait que trop, les prétentions d'esclaves ne s'atteignaient pas avec de belles paroles. Pourtant, devant elles, quand il les avait croisés du regard, la sensation lui était apparue bien réelle, quasiment possible…

Il se rabroua; peu lui importait, au fond. Croire ou ne pas croire n'avait pas la moindre importance. Il devait juste se contenter de tirer, de courir et de faire ce qu'il avait à faire — pour le principe ! Toute l'espèce attendait de lui ce genre d'obéissance docile. Il n'en avait même pas le choix. Son père avait fait comme lui, et le père de son père avant lui. Pourtant, un nouveau type de trait de courage s'éveillait dans sa jeune poitrine d'humain. Et, pour peu qu’il puisse comprendre quoi que ce soit à ce phénomène, ça n’avait rien de servile !

En entrant dans la Cité, il ouvrit des yeux étonnés. Les rues et les maisons étaient en pierre. Cette matière si rare de l'autre côté de la grande forêt. Les blocs lisses et polis des rues étaient brûlants sous le soleil de midi ; ils cuisaient les pieds de Zack qui se mit à courir d'une allure sautillante. Mécontent d'être ainsi secoué, Maître lui assena un coup de cravache derrière la tête.

« Calme-toi, ou bien je t'étrangle au bout de ton collier » lui cracha-t-il, le menaçant d'un second coup.

Il y avait tant de nouveautés dans cet endroit étrange que Zack s’en trouva tout étourdi. Certaines maisons comptaient jusqu'à trois étages et les fenêtres de quelques-unes des plus hautes étaient garnies non pas de volet de bois, mais d'une matière brillante et transparente que Maître désigna à petit Maître comme du « verre ».
Maître lui expliqua ensuite que c'était les humains qui avaient inventé cette matière. Zack se demanda comment des humains avaient pu inventer quelque chose. Dans son champ, il n'avait accès à aucun outil. Et jamais Maître ne l'aurait autorisé à s'approcher de la grange.
D'évidence, les humains des villes étaient différents ; ils vivaient plus près des Maîtres, plus libres. Ceux que Zack aperçut hors des maisons n'étaient pas nus, mais portaient des morceaux d'étoffe disparates. Maître ne manqua pas l'occasion d'exprimer à petit Maître son désaccord formel avec cette pratique infâme :

« Avec des vêtements sur le dos, ces bêtes sont capables de se croire nos égaux... Si tu veux mon avis, fils, la difficulté qu'éprouvent les citadins avec leurs humains vient du fait qu'ils sont trop doux avec eux ; notre mollesse à leur égard engendre leur férocité ! »

Pour appuyer son propos, il lui désigna d’un mouvement de tête les humains suspendus au mur, lesquels hululaient et se lamentaient en un vacarme effrayant. Cela ne pouvait plus durer.

« Tu as raison. Ces bêtes ne méritent en aucune façon de porter des vêtements. À partir d’aujourd’hui, jamais plus ils ne se vêtiront. Qu’ils exposent leurs organes en public de manière honteuse, et qu’ils apprennent à vivre comme les autres animaux ! »

Petit Maître les toisa d’un regard féroce, et s’approcha d’eux d’un pas précipité. Il fixa un œil provoquant sur le premier spécimen qu’il trouve sur son chemin, un homme sale et barbu.

« As-tu compris ? Tu n’es en rien supérieur à notre espèce, et tu devras l’accepter ! »

Il lui arracha son unique vêtement, dévoilant un sexe ratatiné, et se tourna ensuite vers une femme qu’il dénuda avec la même fougue. Maître en fit de même avec les autres humains. Tous furent dépouillés de leurs vêtements, les uns à la suite des autres, avant d’être détachés, et jetés dans une même cage au fond de la cour des magistrats.

« Ce n’est pas juste ! Nous étions des alliés, et même des amis. Sans nous, jamais vous ne seriez aussi puissant. C’est de la trahison ! »
« Ta gueule ! J’exige que vous gardiez tous le silence. Dorénavant, vous n’êtes que des bêtes, et vous devrez vous taire. Avez-vous déjà vu une bête parler ? Pas moi, et je me trouve assez cinglé d’expliquer tout ça à des animaux dans votre genre. Le prochain qui dit un mot, je lui coupe la langue et lui fait manger ensuite. C’est compris ? »

Les humains l’observaient d’un air stupéfait, sans bouger. Ils n’osèrent même pas faire un signe de tête en guise d’approbation. Petit Maître avait été clair.
Brûlant, il se chargea de les embarra dans la cage de punition, laissant Zack à l’extérieur pour que celui-ci broute l’herbe verte qui avait poussé près de l’entrée du château. Maître tapota l’épaule de son fils, et lui dit :

« Inutile de t’époumoner ainsi, petit Maître. Ils finiront bien par comprendre que leur règne est terminé, et qu’il n’y a plus d’espoir pour eux en ce monde. Viens plutôt fumer dehors avec moi. »
« Tu as raison, encore une fois... Allons fumer. »

Ils entrèrent au château et atteignirent le balcon qui surplombait l’allée est de la ville. La fumée grise les invita à se taire pour savourer le tabac. Après un temps, Maître brisa le silence.

« Tu sais, les humains nous ont quand même apporté de bonnes choses. C’est grâce à eux que nous apprécions ces cigares à l’instant. Tu ne devrais pas être aussi violent à leur égard. »
« Mais tu affirmais tantôt qu’il ne fallait pas être trop doux avec eux, répondit petit Maître, l’air confus. »
« Oui, mais si au contraire l’on agissait de façon brusque avec eux, ce ne serait guère mieux. Ils sont stupides, et nous n’avons pas à les craindre. Jamais ils ne pourront… »
« Maître, attention ! »

Un homme émergea du fond de la pièce et se ruait vers eux, un couteau à la main. L’homme sale et barbu que petit Maître avait engueulé quelques minutes auparavant. Maître et son fils esquivèrent l’assaillant et le poussèrent. Celui-ci fit une chute de dix étages avant de s’affaisser au sol, ses organes éclatant de tous côtés.
Maître aperçut la cage dans laquelle ils avaient enfermé tous les humains, et réalisa qu’ils s’étaient échappés.

« Merde ! Comment ont-ils pu fuir aussi facilement ? Soyons aux aguets, petit Maître, car ils vont certainement tenter de nous tuer. »

Et il jeta un œil par-dessus le balcon, pris de terreur. Le monde tel qu’il l’avait connu avait entièrement basculé. Zack – qui avait prit refuge dans le hall du château après avoir ouvert la cage des humains – ne comprit pas tout de suite toute l’ampleur de son geste. Sa conscience bouillait. Un éclair.
L’antique bâtisse dans laquelle il se trouvait semblait à présent plantée au beau milieu d’un endroit singulier, vaguement inquiétant. Un espace glacé, coincé entre la montagne et la mer; vaste territoire de sable blanc, hors du monde et de son Histoire, livré à une malédiction invisible, mais pourtant immanente.
Parfois une vieille femme apparaissait, frêle et chenue. Surgissant du néant, elle le fixait soudain d’un regard acéré tout en marmonnant un galimatias d’histoires improbables. Puis elle s’effondrait. Son corps entier s’effritait alors en un clin d’œil et elle n’existait plus.

« On la surnomme La Morose, dit une voix grêle à l’intérieur de son crâne endolori. Nul ne saurait définir avec précision le lien unissant cette créature à ce royaume inachevé. Ils s’appartiennent mutuellement, voilà tout. La Morose est une damnée, tout comme toi. Et tout comme toi, elle est à jamais prisonnière de cet endroit maudit, ce lieu terrible qu’un dieu retors a ébauché sans avoir jamais eu le désir de le terminer ! »

Il ferma les yeux, incapable d’en supporter plus. La voix s’était tue, mais ses paroles résonnaient encore avec force en lui. Un nouveau monde s’offrait à lui, et cette perspective le remplissait d’effroi.

« Le monde extérieur est-il vraiment ce qu’on m’en a toujours dit ? » se demanda-t-il en ouvrant les yeux. Concluant que son immobilisme n’arrangerait rien, il sortit.
Il avait désormais rendez-vous avec son autre destin. Celui qu’avait toujours symbolisé la métamorphose du papillon. Pendant plusieurs heures, il marcha d’un pas régulier sur un étroit sentier qui semblait se prolonger jusqu’à la ligne d’horizon.
Il n’en ressentit aucune fatigue, aucune lassitude, et – pour la première fois depuis bien des années – aucune inquiétude. Pour la première fois, il se sentait heureux.

Un bruit de pas, quelque part sur sa droite, interrompit soudain le cours de ses pensées. Une silhouette tremblante s’approchait avec lenteur. Il ne bougea pas et attendit, ne songeant pas un seul instant à prendre la fuite. Arrivé à sa hauteur, la silhouette lança une question dans l’air.

« Sais-tu si nous sommes encore loin de l’Infini ? » L’autre destin se présentait. Il ne répondit pas et se contenta de sourire. Depuis toujours, ce sourire qui était le sien avait toujours été son meilleur atout. Son arme la plus létale.

Quand il souriait, il larguait sur son interlocuteur une bombe biologique, savant mélange d’os, de peau, de salive et de muqueuses. L’explosion de chair à vif et d’émail jaunâtre, sculptés par ses années passées à la campagne, poussait tout regard à obliquer vers le haut de son visage, forcément dégoûtés. Là, ses yeux prenaient le relais.

Injectés de sang, leur iris vert baveux mutilaient la volonté des gens et les rendaient malléables à la suggestion. Au fond, ce qu’il voulait servirait sûrement le bien de la majorité, d’une façon ou d’une autre. Et puis sinon, il y aura prit plaisir.
Retour vers le château. Derrière lui, les pas résonnant sur le sol à intervalle irrégulier lui indiquaient que son plan fonctionnait. Sa cadence mesurée contrastait avec la démarche de cloporte qu’avait adoptée sa suite. Ils traversèrent un parc intérieur, soulevant l’attention de quelques passants nauséeux, puis ils s’engouffrèrent dans une ruelle obscure qui menait à un tunnel. Une courte ballade dans ce sous-sol devait les mener à son atelier.

La pièce était grande, meublée de tables couvertes de matériel électronique. Au fond de la salle, il retrouva l’élément le plus important : son cher convertisseur transpolaire entomogénique, beau et infernal. La porte du convertisseur ouverte, la silhouette – qui marchait maintenant à quatre pattes – s’y glissa, aussi absente qu’obéissante. .
Une fois la porte scellée, l’homme éteignit les autres appareils et lampes halogènes afin d’avoir à sa disposition assez d’énergie pour mettre en marche le processus. Ensuite, il approcha de son vivarium pour choisir la bête qui servirait de gabarit. Le cloporte aurait été un choix tout indiqué pour le sujet, mais il avait d’autres plans, d’autres besoins.

La créature sur laquelle il arrêta son choix était parfaite. Au bout de la pince organique qui l’enserrait, elle se tortillait et tentait désespérément d’échapper à son sort. Il laissa tomber le mille-pattes dans l’un des puits de la microplaque et glissa le tout dans la fente latérale du convertisseur.
Zack jubilait, le processus était enclenché. Prélèvement. Injection. Hybridation. Tout était automatisé et invitait à l’attente. Plongeant la salle dans une ténèbre complète, l’appareil ne produisait que quelques bruits mécaniques de rouages et de pistons. N’ayant rien bu depuis des millénaires, une tisane aurait été la bienvenue, mais il n’osait brancher sa bouilloire. Il s’assit et se laissa glisser dans le sommeil.
Une cloche électronique le tira de sa torpeur. Enfin, il allait examiner sa création, le fruit de son expérience. Il déverrouilla la porte du convertisseur et observa le nouveau-né.

C’était superbe! Couvert de peau humaine plutôt que de chitine comme le gabarit, la silhouette avait été étirée et remodelée selon l’apparence du mille-pattes. De ses flancs grouillaient des dizaines, des centaines, des milliers de pattes velues et anguleuses.

Quoi que sa victime lui ait voulu, c’est lui qui avait le dernier mot. Le reste n’avait plus d’importance, sauf peut-être la souffrance qu’elle ressentirait quand il lui arracherait ses pattes, une par une. Pour le bien de la science.Ensuite, une tisane s’imposerait. Il sourit à l’idée de terminer la soirée du joli panier qu’il pourrait enfin terminer de tisser.

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